Alain Ducasse :
« Il faut accompagner professionnellement,
personnellement et économiquement les collaborateurs »

Le chef Alain Ducasse au Meurice© Pierre Monetta

Selon l’UMIH (Union des métiers et des industries de l’hôtellerie), 200 000 à 300 000 postes seraient à pourvoir au sein du secteur de l’hôtellerie-restauration. Un chiffre qu’il nous faut mettre en regard des départs survenus consécutivement à la pandémie de Covid-19. En effet, 150 000 salariés auraient quitté le secteur depuis la crise. Si l’attraction et la rétention des talents sont des sujets essentiels, reste que la formation de nouveaux talents l’est tout autant. A l’occasion de la sortie du livre blanc de l’École Alain Ducasse sur la reconversion professionnelle, nous avons eu l’opportunité de poser quelques questions au chef cuisinier de renom, ainsi qu’à Frédérique Triquet, une ancienne DRH devenue chef cuisinière et propriétaire de deux établissements. Rencontre.

A l’heure où l’on parle beaucoup de flexibilité au travail, d’équilibre vie professionnelle/ vie personnelle, comment ça se passe concrètement au quotidien dans la gestion de vos restaurants et la gestion de vos effectifs ?

Alain Ducasse : Surtout, on écoute tout le monde et on essaie de s’adapter à eux pour qu’ils soient « confortables » avec nous. On se donne la capacité d’essayer. Les personnes qui cherchent un équilibre vie professionnelle/ vie personnelle, il faut leur proposer de travailler en continu (sans coupure, ndlr). Parce que s’ils ont des enfants par exemple, il faut leur permettre de s’organiser le matin, le soir. On essaie de s’adapter, et je dirai même mieux, on y arrive. S’adapter, c’est une décision que nous avons prise, c’est un choix.

Comment améliorer l’expérience collaborateur et plus particulièrement dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration ? Comment faites-vous ?

Alain Ducasse : Il faut accompagner professionnellement, personnellement et économiquement les collaborateurs. Un collaborateur, si on veut qu’il reste avec nous, il faut qu’il ait des perspectives. Par exemple, on a un collaborateur qui est avec nous depuis douze ans. A un moment dans sa carrière, il a voulu venir à Paris. Eh bien, nous avons tout mis en œuvre pour lui trouver une place. Sa fiancée cherchait aussi un emploi. Elle a trouvé, mais dans une autre maison. Mais, surtout, il faut accompagner, aider pour que chacun puisse trouver chaussure à son pied.

On lit beaucoup que le manager doit changer de posture et devenir un manager-coach. Quel est votre sentiment ?

Le manager-coach doit être à l’écoute des soucis des uns et des autres. Lui aussi doit accompagner et faire de son mieux pour que les collaborateurs restent avec nous. C’est la clé : un collaborateur heureux fera un bon travail.

Lire aussi : Le Guide 2024 de l'Expérience collaborateur dans l'hôtellerie et la restauration

Frédérique Triquet, vous, vous étiez DRH, comment êtes-vous passée du monde de la direction RH à monter votre propre restaurant ? Quel a été le déclic ?

Frédérique Triquet : C’était d’abord un rêve d’enfant. J'ai passé un CAP de cuisine en candidat libre. Mais entre l’obtention du diplôme et l’ouverture d’un établissement, il y a tout un monde ! Donc, je suis allée voir concrètement comment ça se passe sur le terrain. J’ai fait un stage et je me suis rendu compte que j’étais très heureuse en cuisine. Ensuite, je suis retournée me former. C’était une envie que j’avais mise sous le tapis qui a ressurgi avec le temps. 

Gestion des temps, expérience collaborateur… Tous ces sujets qui étaient les vôtres en tant que DRH, comment les appréhendez-vous aujourd’hui par rapport à vos équipes et en tant qu’employeur ?

Frédérique Triquet : C’est très différent d’être cadre supérieur dans une grosse boîte où on a beaucoup de collaborateurs à qui on peut déléguer des tas de choses, et être chef d’entreprise d’une toute petite équipe de 5-6 salariés, où on est au four et au moulin. On n’est jamais sûr d’être correctement staffé du jour pour le lendemain, car il y a beaucoup de rotation. On entre dans un mode de relation qui est complètement différent. C’est votre boîte donc vous êtes émotionnellement beaucoup plus impliqué. Cependant, durant toutes ces années en entreprise, j’ai aussi développé l’écoute, l’attention portée aux aspirations des collaborateurs, etc. c’est là qu’il faut utiliser ces compétences. Dans ce métier, ces sujets sont un peu nouveaux. On peut véritablement essayer de bâtir une relation avec le collaborateur qui soit plus positive. Même si ça reste difficile, parce que le métier en lui-même est difficile. Des gens peuvent être très contents de travailler avec vous et vous dire quand même qu’ils s’en vont parce que finalement ils veulent faire autre chose.

Un DRH nous confiait récemment qu’un collaborateur peut être le plus motivé du monde, mais que s’il termine son service à 23 heures et qu’il met une heure voire plus pour rentrer chez lui, ce ne sera pas viable sur la durée.

Frédérique Triquet : Le temps de trajet est un critère que je n’aurais jamais pris en compte en tant que DRH, car chacun fait son choix et qu’il y a le télétravail. Mais dans nos métiers, le télétravail n’existe pas. Par définition, les contraintes matérielles doivent être prises en compte. Car oui, quand il est 22h30 ou 23h, vous n’avez pas envie de faire encore 1h ou 1h30 de trajet pour rentrer chez vous. Sans compter qu’il faut être là le lendemain matin à 8h30. Vous n’avez plus de vie. Donc, j’essaie d’avoir un mode de fonctionnement qui fasse que même si les gens ont beaucoup travaillé, ils aient un métier et aussi une vie. C’est donc une prise en compte des horaires, des jours d’ouverture, etc. Je gagnerais probablement plus d’argent si je tenais moins compte de ça, mais ce n’est pas ma philosophie. Et je pense que sur le long terme, ce n’est pas un bon choix de toute façon, car les gens finissent par vous quitter et vous finissez seul.

Lire aussi : Reconversions professionnelles et Gastronomie : l'état des lieux de l'École Ducasse

Photo d'Alain Ducasse au Meurice © Pierre Monetta